D'où venait-elle ? De la taïga impénétrable, des profondeurs du Baïkal, d'un entrelacs de gazoducs géants, du métro marmoréen de Moscou, de l'Étang du Patriarche, des collines de Prague, de la rive de Buda, de la rive de Pest, des banlieues déprimantes de Varsovie, qu'importe ! Elle venait du monde, puissante et harassée. Et elle en avait vu des choses, la pôvre !…
Du moins, telle était la version flamboyante et incertaine de Traum. En vérité, Rita était née dans une ancienne République soviétique. Après l'éclatement de l'URSS, comme beaucoup d'enfants, elle avait été abandonnée pour des raisons économiques. Elle vécut d'abord dans un orphelinat surchargé où l'on s'occupa à peine d'elle. Elle y apprit quand même à lire et à écrire, ainsi que divers rudiments nécessaires à la survie, comme l'art du baiser, puis celui de la fellation. Selon la rumeur, elle développa dans ces spécialités un génie aussi mystérieux que celui du grand Pouchkine, de sorte qu'elle fut de plus en plus sollicitée. Elle gagnait ainsi quelques roubles, des cigarettes, des suppléments de nourriture et un peu de tendresse. Puis, à quinze ans, elle tenta de retrouver ses parents. Elle força une armoire dans le bureau du directeur et dénicha une fiche à son nom. La fiche était graisseuse et poussive. Il y avait de maigres renseignements. Elle partit sans se retourner. Au bout de cent mètres, quand même, elle jeta un dernier regard à la bâtisse. Il faisait froid. À travers les bouleaux, elle aperçut le bloc gris. Elle réprima un sursaut. Mentalement, elle enfouit son cœur dans un petit rectangle de neige. Puis, elle alluma une cigarette et marcha droit devant elle.
Le voyage fut long, décevant, et comment dire ? mûr, prévisible et accepté. Elle but ses premiers alcools frelatés dans des bidons d'huile, dormit dans des gares, roula dans des voitures déchirantes, perdit sa virginité avec trois étudiants ivres dans un studio surchauffé. Car, à quinze ans, n'est-ce pas ? elle en paraissait vingt, évidemment ! Quant à la taille, c'était déjà une gamine haute comme une actrice ! Dans les cent soixante-douze centimètres ! La taille des filles qui vous embarquent dans des aventures terribles, dilatantes, ineffaçables !…
Et donc, elle arriva dans une ville moyenne, laquelle s'enorgueillissait d'une usine de tracteurs désaffectée. Des corps titubaient sur des trottoirs fantomatiques. Elle parvint devant un bloc d'immeubles fissurés. Elle monta neuf étages. Elle sonna à une porte parmi des odeurs de chou, au milieu de plantes collectives. Le couloir ressemblait à celui de l'orphelinat, fade et risible. Et par des fenêtres, la neige, la neige qui éteint les vies, s'étendait à perpétuité. De l'autre côté de la porte, des pas traînèrent. Puis, à travers le bois, une voix pâteuse posa une question. « Je suis ta fille… » répondit Rita. « Ton père est mort… » dit la voix. Il y eut un silence. La neige, par les fenêtres, poursuivait sa chute besogneuse. « Va-t'en ! » reprit la voix. « Espèce de relent de salope, j'ai fait beaucoup de chemin… » murmura Rita, sans haine véritable. Et elle ajouta : « Je voulais m'assurer que tu n'existais pas. C'est tout. » Un râclement de gorge, de l'autre côté de la porte, se fit entendre. Puis il y eut un nouveau silence. Rita compta les plantes. Elles étaient cinq, chétives et compliquées. Il y avait un arrosoir en fer, un balai et une vieille bicyclette. Sur une table en plastique traînaient un verre sale, un paquet de cigarettes et un cendrier rempli de mégots. Étaient-ce les objets de sa mère ? Quelque part, dans le couloir, on entendait une chanson rauque, rythmée et mélancolique, laquelle semblait évoquer une longue marche. « Va-t'en, je t'en prie… » reprit la voix. Dans la pénombre jaune, les plantes étaient collées contre les fenêtres. Elles regardaient la neige. Et, certainement, elles espéraient ? oui, elles espéraient ! ? que cette neige, d'un geste indifférent, les ôterait de la surface de la terre, ou au moins ? au moins ! ? les dissimulerait un instant sous ses flocons brumeux, tristes et vastes. « Je voudrais que tu me donnes une photo… Seulement une photo… » demanda Rita. « Et après tu partiras ? » dit la voix, adoucie et hésitante. Derrière la porte, on percevait les flonflons d'une télévision et de petits cris semblables à des écorchures. « Cette salope, pensa Rita ? pensa Rita sans haine ?, a un bébé, et elle fume dans le couloir… » « Attends, attends… » dit la voix pâteuse. Les pas s'éloignèrent. « Que le dieu du monde te juge, Boje moi ! pensa Rita. Et qu'il détruise tes organes de plaisir !… » Les pas revinrent. « Voilà… » dit la voix. Sous la porte, on glissa un billet de cent roubles et la photographie d'une femme. Au loin, l'interminable chanson de Vyssotski développait un voyage universellement triste, avec de brèves et brûlantes haltes de bonheur.
Rita reprit l'ascenseur et descendit les neuf étages. Il faisait déjà nuit. Elle avait soif. Elle avait prodigieusement soif. Cà et là, de maigres éclairages, d'anciennes loupiotes collectivistes mendiaient dans l'obscurité. Quelques silhouettes trébuchaient sur des surfaces gelées. Finalement, elle échoua dans un café presque vide. Au bout de quelques verres, elle dansa avec un buveur qui aurait pu être son père. Que faisait-il là ? Qu'importe ! Il ne le savait pas lui-même. Elle embrassa à travers la barbe des lèvres fraîches, étonnamment vigoureuses. Mais le vieux avait terriblement envie de boire et de parler, pas davantage. Il avait vaguement travaillé à l'usine de tracteurs et touchait une retraite minable. « Viens, petit père, je t'invite ! » murmura Rita. Ils mangèrent une anguille sèche et rudimentaire, tordue et crispée comme une corde de pendu. Rita, pour la première fois, regarda la photo. Puis elle la brûla. Le vieux déclara qu'il ne fallait pas juger ses parents. « Je t'aime, dit Rita. Pourquoi ne serais-tu pas mon père ? ? ? » Le vieux, qui avait de l'humanité, rigola tendrement. Puis ils allèrent par des trottoirs glissants. Rita fredonnait la chanson de Vyssotski. « Le plus grand chanteur malheureux du monde ! » précisa le vieux. Et il esquissa, sur la neige attristée, les pas dignes et ridicules d'un raté autrefois révolté. Somme toute, après la mauvaise aventure de la mère, Rita ne se sentait pas si mal. Dans une espèce de station service, ils achetèrent ? car la vie est une absurde fête de buveurs ?, ils achetèrent, avec les derniers roubles, un ou deux cylindres glacés. Puis elle dormit chez lui, sans plus, car voilà comment sont les choses, incontestablement, parmi les âmes véritables et souffrantes.
Pierre Mérot
Arkansas
LA PRESSE
À propos de Mammifères, 2003
« Depuis Blondin jamais l'éthylique désabusement n'avait été mieux porté, ni l'autoportrait d'un raté plus réussi, ni le monologue d'un velléitaire si abouti. »
Jérôme Garcin - Le Nouvel Observateur
« Une critique sociale, méchamment comique. On rit. On rit de soi aussi. Et on rit jaune en suivant l'autopsie de cette époque médiocre, privée du rêve de “changer de vie”. » Josyane Savigneau - Le Monde
« Pierre Mérot frappe un grand coup avec Mammifères, rude et sublime roman de l'apprentissage de la défaite. »
Fabrice Gaignault ? Marie-Claire
« Un grand roman, sombre, sans concession et pourtant d'une touchante humanité qui s'impose comme un psaume composé à l'intention de tous les orphelins du bonheur de vivre. »
Jean-Rémi Barland - Lire
« Voici un très bon livre ! »
Philippe Sollers - Journal du dimanche
« Chaque mot de Mammifères est pesé, senti, au point qu'on a envie d'encadrer toutes les phrases. »
Audrey Diwan - Technikart
« Un trésor d'humour, de désespérance alerte, d'autodérision jubilatoire, saplume aiguisée transfigurant les situations les plus sordides en petits bijoux littéraires. » Marianne Payot - L'Express
À propos deL'Irréaliste,2005
« Les occasions de rire étant plutôt rares , il faut se précipiter sur le nouveau roman de Pierre Mérot. »
Fabrice Gabriel - Les Inrockuptibles
« Pierre Mérot est obsédé par l'amour, et cela suffit à transcender le récit de ses turpitudes. Il donne une vision des êtres éperdue, magnifique, amoureuse. »
Patrick Williams - Elle
« Un lyrisme insolent et sublime. »
Fabienne Jacob - Zurban
« Nous aimons Mérot, sa voix et ce qu'on y entend : le désespoir sardonique, la romance douce-amère du désabusé. »
R S. - Le Républicain lorrain
« Il a le goût de la formule frappée. »
Jérôme Garcin - La Provence
« L'Irréaliste confirme tout le bien qu'on avait dit de Mammifères.Cet auteur possède une voix personnelle. »
Le Soir
« Pierre Mérot est touchant. Il est surtout formidablement doué. »
Jérôme Garcin - La Provence