Quelle semaine nous avons vécue! Ces événements en cascade sont une preuve supplémentaire de cette évidence: les Français sont totalement imprévisibles. C'est ce qui rend ce pays si difficile à gouverner. Gouverner, c'est prévoir dit le proverbe… donc les princes qui se meuvent sous les lambris dorés s'efforcent de prévoir. Ils sont bardés de conseillers, mélange de jeunes loups aux dents aiguisées et de vieux renards dont l'expérience pallie l'usure des molaires. Chaque matin, ils étalent sous le nez de leur patron un état des lieux… température ambiante… prévisions à court et à long termes. C'est en cela d'ailleurs que, jadis, Edouard Herriot, vieux cacique radical-socialiste rompu à toutes les roueries, comparaît la politique à la météo. C'est, disait-il, l'art de prévoir les courants d'air, et la météo en ce temps-là n'allait guère au-delà du lendemain. Elle a fait des progrès… on sait désormais, grâce aux satellites, quel temps il fera dans cinq jours, mais aucun conseiller de Matignon ne dispose d'ordinateur capable de lui dévoiler ce que les Français feront le lendemain. Lionel Jospin naviguait depuis trois ans sur une mer d'huile, avec des alizés portants. Il y avait bien eu quelques grains, quelque houle, mais en bon capitaine il avait su réduire la toile, mettre à la cape et s'en sortir sans que les passagers fussent incommodés, et brusquement, cette semaine, sans que le baromètre l'en avertisse, il a pris de plein fouet un coup de vent que personne n'avait vu venir. Il a eu beau crier: «Tout le monde sur le pont», Fabius est resté dans son hamac et Chevènement, qui avait évacué le navire, ricanait dans sa chaloupe. Que s'est-il donc passé? Une chose très simple. Les pêcheurs ayant bloqué les ports et obtenu satisfaction, les autres catégories d'utilisateurs de produits pétroliers se sont dit: «Tiens, tiens… Si on en faisait autant», et les routiers s'y sont collés, suivis par les taxis, les ambulanciers, les agriculteurs, les conducteurs d'autocars, les auto-écoles… bref, tous ceux qui, dans leur métier, sont obligés de passer à la pompe et qui voyaient le prix du litre augmenter chaque matin. Songez qu'il y a dix ans, un automobiliste déboursait une certaine somme pour mettre de l'essence dans son réservoir. Avec cette dépense, il allait par exemple de la place de la Concorde à Paris jusqu'à Dijon. Trois ans après, il s'arrêtait à Melun… et aujourd'hui, il a juste assez d'essence pour aller de la Concorde à la gare de Lyon prendre le train pour Dijon. Alors, vous me direz, il n'y a pas que les routiers, les agriculteurs ou les taxis à souffrir des taxes que l'État prélève sur l'essence… il y a “nous”, vous et moi, qui nous servons de notre voiture pour aller travailler, faire les courses, emmener les gamins à l'école et même nous balader, au gré de notre fantaisie, puisqu'aucune loi n'empêche le contribuable-citoyen ayant acquitté ses impôts de rouler pour son plaisir. C'est vrai… mais vous et moi avons une voiture, pas un trente-cinq tonnes, un tracteur ou un autocar… Imaginez qu'un matin, près avoir fait le plein, vous alliez mettre votre Twingo ou votre 206 devant le portail d'une raffinerie… le gardien arrive: «Qu'est-ce que vous faites là?» «Je bloque, Monsieur… Je suis profondément mécontent du prix du super sans plomb avec lequel je viens de faire le plein, donc je compte empêcher la sortie des camions-citernes.» Si le gardien a le sens de l'humour, vous devriez tenir cinq minutes, s'il ne l'a pas… une minute après, une voiture de police arrivera et vous collera une contravention pour stationnement irrégulier et entrave à la circulation. Et c'est là où je voulais en venir. A ma connaissance, aucun camion, aucun tracteur n'a eu de contravention pour stationnement illicite. Quand la crise sera passée, parce qu'elle se réglera, comme le disait Alfred Capus, en France, tout s'arrange, même mal… Quand tout sera rentré dans l'ordre… imaginons que, pour aller faire une course, vous laissiez, pendant quelques minutes, votre voiture en double file. Quand vous revenez, il y a un flic, ou un gendarme, ou une contractuelle, qui est en train de rédiger une contravention. «Pourquoi me mettez-vous une contravention?» «Parce que vous êtes en double file». «Pas du tout, je manifeste monsieur, je bloque une partie de la chaussée pour protester contre les taxes gouvernementales sur l'essence. J'oblige les autres automobilistes à ralentir, c'est donc une opération escargot… Avez-vous mis une contravention pendant une semaine à un quelconque chauffeur de poids-lourds qui bloquait une route? Non. Ça n'est pas la peur qui vous a retenu… Je suis certain que vous êtes courageux et épris de justice. Si on vous en avait donné l'ordre, vous seriez allé au milieu des chauffeurs routiers, avec votre petit carnet à souches, glisser vos papillons sous les pare-brise. Vous ne l'avez pas fait, et c'est à votre honneur, mais s'en prendre aujourd'hui à un manifestant parce qu'il est seul et qu'il a une petite voiture, c'est lâche et injuste.»Allez savoir… ça peut marcher!