Philon s'agenouilla pour observer la plaie:
– Un coup de couteau, visiblement, et d'une grande violence. Asséné dans le dos au niveau du cœur. Gad n'a pas dû souffrir. Mais pourquoi l'enduire ensuite de poussière?
– Si vous voulez savoir, il a même pris soin de lui en remplir les oreilles et la bouche, renchérit Simon.
– La bouche, justement… Il y a du sang sur les commissures.
– Tout comme Jephté, absolument pareil! Un lacet de cuir lui attachait les lèvres.
Siméon s'interrompit et se dandina d'un pied sur l'autre, mal à l'aise.
– Il n'était pas question que je le touche moi-même, vous l'imaginez. J'ai donc fait venir deux de mes serviteurs pour procéder à… enfin, vous voyez ce que je veux dire. Sous la langue, ils ont retiré une paire de tefillin. Le même genre de tefillin que ceux de Jephté…
– Et dans les tefillin?
– Un parchemin. La suite de la prophétie… Tenez.
Il claque des doigts et l'un des domestiques leur tendit la feuille. Elle était du même ocre que l'autre, avec les mêmes pliures et les mêmes caractères en hébreu ancien:
«Mais au jour du Naziréen,
Dernier né de David depuis le pays d'Égypte,
Le sang de Jacob verse son propre sang,
S'il pèche à nouveau à la face de son Dieu,
Alors Je ferai monter le Bélial depuis les abîmes,
Et avec lui la troupe d'Assur au sein d'Israël!
Pleurez, pleurez, filles de Jérusalem!
Le fléau de Dieu contre son guérisseur,
La bouche du mensonge contre le reste de vérité,
Les fils des ténèbres contre les fils de lumière!»
– «Les fils des ténèbres contre les fils de lumière», répéta Philon, stupéfait.
– Ces mots vous évoquent quelque chose?
– Bien sûr! J'ai déjà entendu cette expression… mais pas ici. Chez moi, à Alexandrie!
Les deux membres du Sanhédrin le fixaient, abasourdis.
– À Alexandrie? lâcha Siméon.
– Oui! J'ai passé plusieurs semaines dans une communauté de thérapeutes sur les bords du lac Maréotis. Les thérapeutes y mènent une vie de prière et de recueillement à l'écart de la cité. Or ils se désignent eux-mêmes comme les fils de lumière, qui s'emploient à respecter scrupuleusement les volontés du Seigneur! Contrairement aux fils des ténèbres qui ont une existence impie et se complaisent dans le péché. Je vous cite leurs propres termes…
– Mais nous ne sommes pas à Alexandrie! s'irrita Ézéchias. Quel rapport avec Gad? Quel rapport avec Jérusalem? Le coupable serait selon vous l'un de ces thérapeutes?
– Je ne le crois pas, commença Philon… Mais…
Une évidence le frappa soudain:
– Qumrân, voilà le lien! Comment n'y ai-je pas songé plus tôt? Les thérapeutes ne sont qu'une branche cadette des esséniens de Qumrân. Du peu que je sais d'eux, je suis persuadé qu'ils s'estiment eux aussi les fils de lumière dans un monde menacé par les fils des ténèbres. Ce texte nous renvoie aux esséniens, j'en suis presque sûr!
– Pardonnez-moi mon garçon, objecta Ezéchias, mais même si les esséniens nous rapprochent de Jérusalem, je ne vois pas quel intérêt ils auraient à assassiner le grand prêtre! Ils vivent isolés dans le désert depuis des dizaines d'années!
– Je ne prétends pas non plus que le meurtrier soit l'un d'eux… Bien que l'on connaisse leur hostilité au Temple. Simplement, il y a un autre détail que vous ignorez peut-être: Jephté s'est rendu à Qumrân à plusieurs reprises. Il cherchait à unir pharisiens et esséniens contre les sadducéens.
– Si je vous suis bien, récapitula Ezéchias, ce parchemin concerne les esséniens d'une manière que vous ne sauriez vraiment définir, mais qui suffirait à expliquer l'assassinat de Gad comme celui de Jephté. Et tout cela uniquement sur la foi d'une prophétie inventée par un assassin.
– Eh bien, pas seulement. D'après Elie, l'oncle de Bethsabée, la prophétie ne serait sans doute pas aussi fausse qu'elle en a l'air. Il pourrait s'agir du message véritable de l'un des prophètes du Livre. Un message dont on aurait caché l'existence depuis très longtemps.
– Tsss! s'emporta Ezéchias. Élie n'a plus toute sa tête. Cette histoire est déjà suffisamment compliquée sans que l'on y mêle ce vieux fou. D'ailleurs, mis à part ces fils de lumière et ces fils des ténèbres, je ne vois pas bien ce que ce texte a d'exceptionnel. Rien qui justifie en tout cas que l'on tue deux hommes ou même que l'on cherche à le dissimuler.
– En l'occurrence, souligna Philon, le meurtrier s'obstine plutôt à le faire connaître.
Il relut tout haut les dernières lignes.
– Les ténèbres contre la lumière, le mensonge contre la vérité, le fléau contre le guérisseur… Il s'agit bien d'une mise en garde, comme il en existe quelques autres dans les Écritures. Si le peuple d'Israël ne se montre pas digne d'accueillir le Sauveur, alors les forces du mal se déchaîneront! Mais à mon sens, authentique ou pas, un aspect de cette prophétie nous échappe toujours…
– À moins qu'elle ne soit incomplète, émit Siméon.
Il y eut un silence, chacun mesurant ce qu'impliquerait une telle éventualité.