À Londres, rien n'est incroyable sauf le soleil. En ce 22 juin 1897, la foule scrute le ciel gris avec anxiété. Les canons de Hyde Park annoncent que le carrosse de la reine vient de franchir la grille de Buckingham, et par enchantement, les nuages se dissipent, le soleil apparaît, une lumière d'été comme on n'en voit guère dans la capitale britannique. Massés sur les balcons et jusque sur les toits, les Londoniens crient au miracle: «le temps de la reine!», «le temps de la reine!»…Il n'y a pas que ce ciel d'azur providentiel qui s'offre à Victoria en ce jour glorieux du jubilé de diamant. La foule, la capitale pavoisée, la City, les armées venues du monde entier, l'empire peuplé de trois cent cinquante millions d'êtres humains en liesse, oui, tout est à Victoria. Jamais Londres n'a connu, ne connaîtra, une telle splendeur. Elle règne depuis soixante ans et son jubilé s'achève dans un paroxysme de puissance et de gloire. Même Louis XIV, qu'elle admire tant, n'a pas connu cette apothéose. Depuis des mois, des médailles, des pièces de monnaie ont été frappées, des statues érigées dans toutes les viles, des timbres imprimés que les gamins collectionnent avec ferveur aux quatre coins de l'empire. Dans les boutiques du Strand et de Piccadilly, on s'arrache les assiettes, les tasses, les mouchoirs, les cannes à l'effigie de la reine, les théières, les encriers et les cuillers surmontées d'une couronne. Les vitrines des librairies débordent d'ouvrages à sa gloire et les boîtes à musique chantent sans fin «God save the Queen». Personne ne doute que la grandeur du royaume soit l'œuvre de cette grand-mère rondelette au caractère d'acier, vêtue de noir comme une humble veuve.Les arcs de triomphe, les bannières qui pavoisent les maisons répètent inlassablement : «Nos cœurs sont ton trône.» Dans la foule, une voix s'exclame: «La vieille dame, elle a bien travaillé!» Assurément, elle a bien fait travailler ses sujets. Ateliers du monde, la Grande-Bretagne est la première puissance industrielle de l'histoire de l'humanité. Et son commerce équivaut à ceux de la France, de l'Allemagne et de l'Italie additionnés. Mais surtout, la souveraine a imprimé au cœur de chacun de ses sujets cette fierté britannique dont elle est le symbole. La Grande-Bretagne a conquis le cinquième de la surface terrestre. Sa marine domine les océans. Londres est la première place financière, la plus belle ville du monde.