Dans une ville de la taille de Messina, le talent était cyclique. Dans les bonnes périodes, comme en 1987 avec Neely, Silo, Paul, Alonzo Taylor et quatre bûcherons vicieux en défense, l'équipe écrasait ses adversaires. Le génie de Rake était de savoir gagner avec des joueurs petits et lents, et de leur faire atteindre de gros scores. Pour cela, il les faisait travailler aux limites de leur force ; rarement une équipe s'était entraînée avec autant d'intensité qu'en ce mois d'août 1992.
Un samedi après-midi, après une mauvaise séance, Rake remonta les bretelles à ses joueurs et les convoqua le lendemain matin au stade pour un entraînement supplémentaire. Le cas était rare, les diverses Églises de la ville étant réticentes. Le coach donna rendez-vous aux jeunes le dimanche à huit heures pour leur laisser le temps d'assister ensuite à l'office, s'ils en avaient encore la force. Rake leur reprochait une mauvaise condition physique, ce qui pouvait prêter à sourire, compte tenu des centaines de sprints que les joueurs de Messina avaient effectués à l'entraînement.
Short, épaulettes, chaussures de sport, casque, pas de contact, juste la condition physique. À huit heures du matin, il faisait 32 °C, l'air était humide et le ciel dégagé. Après quelques exercices d'assouplissement, les joueurs parcoururent quatre tours de piste en guise d'échauffement. Ils dégoulinaient de sueur quand Rake leur donna l'ordre de faire quatre tours de plus.
Sur la liste des tortures les plus redoutées, juste derrière le marathon, figurait l'ascension des gradins. Tout le monde savait ce que cela représentait. Quand Rake hurla : « Gradins ! », la moitié des joueurs eut la tentation de plier bagages.
Pourtant, derrière Randy Jaeger, le capitaine, l'équipe en entier se mit en file pour trottiner sur la piste. Arrivé à la hauteur de la tribune des visiteurs, Jaeger poussa un portillon et commença à gravir les vingt rangs des gradins. Il longea ensuite la rampe métallique qui courait derrière le dernier rang de sièges et redescendit jusqu'à la section suivante de la tribune. Huit sections en tout. Retour sur la piste, contourner l'en-but pour gagner la tribune opposée. Cinquante rangs cette fois, montée et descente des huit sections, puis un nouveau demi-tour de piste avant de recommencer.
Au terme de ce parcours éreintant, les joueurs de ligne se laissèrent glisser vers l'arrière du groupe, loin derrière Jaeger, apparemment inépuisable. Sur la piste, le sifflet autour du cou, Rake grommelait et fulminait contre les traînards. Il aimait le bruit que faisaient les pieds de ses cinquante joueurs sur les marches de métal.
Manque de condition physique, grommelait-il d'une voix à peine audible. Jamais vu des lambins pareils !
Rake était connu pour ses marmonnements que tout le monde réussissait à entendre.
À la fin de la deuxième boucle, un tackle s'affaissa sur la pelouse et se mit à vomir. Les joueurs les plus lourds avaient de plus en plus de mal à suivre.
Scotty Reardon, un élève de seconde, faisait partie de l'« unité spéciale ». Son poids, en ce mois d'août, était de soixante-quatre kilos mais, au moment de l'autopsie, il n'en pesait plus que cinquante-neuf. Pendant la troisième boucle il s'effondra entre le troisième et le quatrième rang de la tribune de Messina ; il ne reprit jamais connaissance.
Comme c'était un dimanche matin et que l'entraînement était sans contact, les deux soigneurs, conformément aux instructions de Rake, étaient absents. Il n'y avait pas non plus d'ambulance dans l'enceinte du stade. Les joueurs devaient raconter par la suite que Rake avait gardé la tête de Scotty sur ses genoux tout le temps qu'ils avaient attendu l'ambulance. Mais le garçon était déjà mort. À l'hôpital, on n'avait pu que constater le décès provoqué par une insolation.
Paul faisait le récit du drame en suivant les allées sinueuses et ombragées du cimetière. Dans une section récente, sur le flanc d'un coteau escarpé, les allées étaient mieux alignées, les pierres tombales plus petites. Paul en indiqua une de la tête. Neely se pencha pour lire l'inscription : Randall Scott Reardon. 20 juin 1977-21 août 1992.
C'est là que Rake sera enterré ? demanda Neely en montrant un espace vacant attenant à la sépulture de Scotty.
S'il faut en croire la rumeur publique.
Cette ville n'est pas à une rumeur près.
Ils firent quelques pas pour aller s'asseoir sur un banc en fer forgé, sous un ormeau.
Qui a eu le cran de le virer ? s'enquit Neely en tournant la tête vers la tombe vide.
Rake n'a pas eu de chance. La famille de Scotty avait gagné de l'argent dans le commerce du bois. Son oncle, John Reardon, avait été élu directeur de la commission de l'Éducation en 1989. Très bien considéré, politicien rusé, il était le seul à avoir l'autorité pour balancer Eddie Rake. Il ne s'en est pas privé. À Messina, tu t'en doutes, tout le monde a été bouleversé par la mort de Scotty et, quand on a appris comment cela s'était passé, certains ont commencé à râler contre Rake et ses méthodes.
Il aurait pu tous nous tuer.
Une autopsie a été pratiquée le lundi : le résultat a confirmé que Scotty était mort d'une insolation. Pas d'antécédents pathologiques. Un garçon de quinze ans en parfaite santé est parti de chez lui un dimanche matin, à 7 h 30, pour une séance d'entraînement dont il n'est pas revenu. Pour la première fois dans l'histoire de notre ville, les gens se sont posé la question : pourquoi fait-on courir des lycéens dans une atmosphère d'étuve jusqu'à ce qu'ils rendent tripes et boyaux ?
– La réponse ?
– Rake n'avait pas de réponse.