Une minute avant l'explosion, le calme régnait sur la place de Sainte-Cécile. Dans la douceur du soir, une couche d'air immobile s'étendait sur la ville comme une couverture. La cloche de l'église tintait paresseusement pour appeler, sans grand enthousiasme, les fidèles à vêpres. Elizabeth Clairet l'entendait comme un compte à rebours.Un château du xviie siècle dominait la place. Ce Versailles en miniature présentait une imposante façade en saillie flanquée de deux ailes à angle droit qui s'amenuisaient vers l'arrière. Il était composé d'un sous-sol, de deux étages principaux et d'un dernier niveau mansardé dont les fenêtres cintrées s'ouvraient sur le toit.Elizabeth, que tout le monde appelait Betty, adorait la France. Elle en appréciait l'architecture élégante, la douceur du climat, les déjeuners qui n'en finissent pas, les gens cultivés qu'on y rencontre. Elle aimait la peinture et la littérature françaises, ainsi que le chic vestimentaire. Les touristes reprochaient souvent aux Français leur manque d'amabilité, mais Betty pratiquait la langue depuis l'âge de six ans, et personne n'aurait pu se douter qu'elle était étrangère.Elle enrageait de la disparition de cette France qu'elle chérissait tant. Les rigueurs du rationnement ne permettaient plus les déjeuners prolongés, les nazis avaient fait main basse sur les collections de tableaux, et seules les prostituées portaient de jolies toilettes. Comme la plupart des femmes, Betty usait une robe informe dont les couleurs avaient depuis longtemps perdu tout éclat. Son ardent désir de retrouver la vraie France serait peut-être bientôt exaucé: il fallait seulement qu'elle, et d'autres comme elle, parviennent à leur fin.Elle assisterait à la victoire alliée, à l'unique condition de survivre aux minutes qui venaient. Elle ne cédait pas au fatalisme: elle avait envie de vivre et comptait bien réaliser après la guerre tous ses projets – terminer sa thèse de doctorat, avoir un bébé, visiter New York, s'offrir une voiture de sport, boire du champagne sur les plages cannoises. Mais, si elle devait mourir, le fait de passer ses derniers instants aux accents entraînants du français et sur une place ensoleillée à contempler un bel édifice vieux de quelques siècles la comblerait.