©Pieter Ten Hoopen
Steve Sem-Sandberg est né en 1958 en Suède. Il est l’auteur d’une trilogie sur trois figures féminines qui ont marqué leur siècle : Ulrike Meinhof, Lou Andrea-Salomé et Milena Jesenskà.
Publié en 2009 en Suède où il rencontra un grand succès après avoir créé l'événement à Francfort, lauréat du prix August-Strindberg (l’équivalent suédois du Goncourt), en cours de traduction dans 25 pays, Les Dépossédés, le roman exceptionnel de Steve Sem-Sandberg, paraît aujourd’hui en France.
De 1940 à 1944, le ghetto de Lódz est placé sous la direction de Mordechai Chaim Rumkowski, président du Conseil juif. Contrôlé strictement par l’administration allemande, le Conseil juif dirige...
De 1940 à 1944, le ghetto de Lódz est placé sous la direction de Mordechai Chaim Rumkowski, président du Conseil juif. Contrôlé strictement par l’administration allemande, le Conseil juif dirige tous les aspects de la vie quotidienne dans le ghetto : police, justice, santé, travail, alimentation. Convaincu que, si les...
De 1940 à 1944, le ghetto de Lódz est placé sous la direction de Mordechai Chaim Rumkowski, président du Conseil juif. Contrôlé strictement par l’administration allemande, le Conseil juif dirige tous les aspects de la vie quotidienne dans le ghetto : police, justice, santé, travail, alimentation. Convaincu que, si les juifs se rendent indispensables à l’effort de guerre allemand, ils seront épargnés, Rumkowski transforme le ghetto en un immense atelier super productif. Pris au piège de sa logique, il sacrifie les inadaptés et les indésirables. Il se mue ainsi, consciemment ou non, en un très efficace rouage de la machine d’extermination nazie. En septembre 1942, il prononce un discours insoutenable pour exhorter les parents à livrer leurs enfants de moins de neuf ans, incapables de travailler. Les trahisons et les efforts de Rumkowski furent vains : en 1944, Himmler donna l’ordre de « liquider » le ghetto. Il ne restera qu’un peu plus de 800 survivants sur une population ayant dépassé les 250 000 habitants. Traître pour certains, héros pour d’autres, le personnage très controversé de Rumkowski suscite de nombreuses interrogations sur la dignité, l’abjection et la survie.
Pour écrire ce roman, Sem-Sandberg s’est inspiré des archives du ghetto de Lódz. Y étaient collectés quantité de faits officiels concernant le ghetto, mais aussi des informations interdites cachées par les résistants, comme des bulletins de guerre alliés, des cartes des fronts, des journaux intimes. Privilégiant une écriture sobre ponctuée de purs moments de poésie, tantôt vague de fond ressassant les événements de 1942, tantôt mélodie vibrante d’émotion, Sem-Sandberg fait le pari de la littérature. En montrant que le roman peut rendre compte de la Shoah, il se pose en héritier d’une autre manière d’accomplir le devoir de mémoire : il n’est pas témoin, mais il est passeur. Sans témoin l’Histoire perd son sens ; sans passeur, elle s’efface.
Steve Sem-Sandberg est né en 1958 en Suède. Il est l’auteur d’une trilogie sur trois figures féminines qui ont marqué leur siècle : Ulrike Meinhof, Lou Andrea-Salomé et Milena Jesenskà.
Les polémiques ayant accueilli la publication du roman de Yannick Haenel, Jan Karski, ou celui de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, sur la possibilité qu'a la fiction de prendre en charge l'événement historique unique qu'a constitué l'extermination des juifs d'Europe, nous incitent à nous poser au moins deux questions sur le roman de Steve Sem-Sandberg :
Les crimes de Rumkowski, personnage central du roman, et les crimes des nazis s'équivalent-ils ?
Qu'est-ce qu'un roman, a fortiori un roman dont l'auteur n'a pas le statut de témoin des événements qu'il raconte, peut nous dire de plus sur cette période de l'histoire ?
Notre propos n'est pas de donner ici des réponses complètes à de telles questions, mais plutôt de livrer des pistes de réflexion pour mieux saisir le projet de Steve Sem-Sandberg et lever quelques éventuels malentendus.
Pour un lecteur non averti, le roman de Sem-Sandberg peut prêter à confusion et nourrir une lecture fausse, voire révisionniste, de ce qui a eu lieu dans le ghetto de Lodz entre 1940, l'année de sa création, et l'été 1944, quand Himmler demande sa « liquidation ».
Rumkowski se comporte comme un tyran « ordinaire » (le mot n'est pas anodin) et s'arroge le pouvoir de décider - apparemment - qui a le droit de vivre dans le ghetto, et à quelles conditions. Ses équipes - famille, policiers, gardiens de prison, fonctionnaires, secrétaires… - mettent en place des discriminations condamnant des personnes à la mort selon un système de règles édifié par Rumkowski. Sont-ils pour cela l'exact reflet des tueurs nazis ?
Dire que les crimes de Rumkowski et ceux des nazis s'équivalent, c'est méconnaître une différence de nature entre les deux. Avec Rumkowski et ses équipes, nous avons affaire à des êtres humains face à d'autres êtres humains. Dans le cas des nazis, nous avons affaire à des êtres humains ayant décrété la non-humanité d'hommes, de femmes et d'enfants qui, pour cela, doivent mourir.
Les juifs du ghetto de Lodz sont des gens ordinaires - avec leur lot de salauds et de héros -, contraints de vivre dans des conditions insoutenables. Partout et depuis toujours, la lâcheté et l'héroïsme font partie de notre histoire humaine. Pour une illusion, l'espoir de vivre, de quoi manger, le pouvoir… les dépossédés du ghetto de Lodz manipulent, maltraitent et tuent d'autres êtres humains. Ou résistent. Rumkowski est un pervers despotique, mais il a aussi l'illusion qu'il va sauver des vies, sauver son peuple.
Les crimes nazis, eux, ne relèvent en rien d'une situation dont la survie est le moteur essentiel. En dehors de toute nécessité politique, économique ou morale, des hommes ont planifié et exécuté le massacre massif d'autres hommes. Nous ne sommes plus dans le face-à-face d'être humains mais, au contraire, dans la haine et le déni du droit absolu de chaque homme et de chaque femme à se considérer comme appartenant à l'espèce humaine. L'idée de communauté humaine est niée au profit de l'idéal d'une race nouvelle, d'un homme nouveau qui lui seul aurait valeur d'être humain. Pour cet idéal, il faut donc tuer les enfants parce qu'ils ont porteurs d'avenir, les vieillards car ils sont porteurs de mémoire, et les femmes car elles sont porteuses de vie.
Rumkowski et ses sbires auraient préféré que les juifs du ghetto vivent ; les nazis avaient planifié leur mort. L'un renvoie à l'humain et à l'inhumain, c'est-à-dire aux bassesses et aux grandeurs de l'homme ; l'autre, en niant la conscience chez une partie de l'humanité, relève de la déshumanisation.
Il existe d'autres romans écrits sur la Shoah. Dans Les Jours de notre mort, David Rousset choisit de raconter son expérience sous la forme d'un roman. Dans sa préface, Maurice Nadeau écrit : « Pour faire entrer dans les consciences une étrange, insolite et incroyable réalité […] il lui fallait avoir recours aux techniques de la création littéraire. Synthétiser les situations, typifier les personnages, particulariser les engrenages de la machine, user en somme de la liberté que se donne l'écrivain pour redonner vie à ce que le temps efface, l'espace disperse, la mémoire oublie, et qui forme désormais une réalité qui envahit pour toujours nos cœurs et nos esprits. »
Cependant, à la différence de David Rousset, Steve Sam-Sandberg n'est pas un témoin : il n'a pas vécu dans le ghetto de Lodz, où se situe son roman. Alors, quel crédit lui accorder ? Quel est le curieux statut de son texte, entre témoignage et fiction ? Témoignage car il puise largement dans la chronique, rédigée entre 1940 et 1944 par les habitants du ghetto de Lodz ; roman car il s'inspire de cette même chronique pour synthétiser les événements, arrêter et répéter le temps, créer des personnages qui ressemblent à des personnes ayant réellement existé sans vraiment être celles-ci. L'un des risques majeurs de ce genre d'entreprise est le basculement vers la fascination et l'indécence. La tentation de « faire » plus terrible, plus fort, plus romanesque, en somme, que la réalité. À cette indécente trahison, Sem-Sandberg échappe. La rigueur de son écriture jointe à sa volonté de ne jamais se laisser aller au pittoresque crée la bonne distance entre ses prérogatives de romancier et la réalité de ce qu'ont été et de ce qu'ont vécu les habitants du ghetto de Lodz. Sem-Sandberg travaille sous le signe de la contrainte : ne pas élargir son sujet au-delà des frontières du ghetto ; ne pas juger à partir de ce que le recul du temps nous a appris ; ne pas laisser la complaisance romanesque dévorer la réalité historique. Il est symptomatique, en ce sens, que la terreur exercée par les nazis ne soit pas marquée par une succession de tragédies mais plutôt par une omniprésence muette : les nazis sont là, tout le temps, partout, mais comme une nasse que le lecteur sent sans qu'on la lui décrive, et qui étouffe et tue. Cette omniprésence par l'absence est terrible, et cela suffit. Peu est dit, et ce peu dit tout. De même, Sem-Sandberg ne comble pas les vides, les non-dits, les pudeurs et les silences. Il privilégie le doute, ne simplifie pas, n'explique pas, ne juge pas. Rumkowski n'est jamais mis au ban des accusés, jamais jugé. Les autres personnages non plus. Roman et chronique s'entremêlent, mais jamais pour l'entreprise vaine et toujours mensongère de l'explication et de la logique. L'incomplétude, la fragmentation, la multiplication des approches sont les moyens romanesques qu'il privilégie pour rendre compte de cette réalité du passé dont il n'a pas été témoin. Et, paradoxalement, ce morcellement évite la dissolution des événements et des personnages dans une logique de cause à effet qui ne leur appartient pas. En conservant l'énigme et le silence, en faisant le pari de l'écriture littéraire, Sem-Sandberg donne une large place à la dignité. Il délimite ainsi l'un des rôles du romancier contemporain : être un passeur ; perpétuer dans le présent, sans la trahir, une réalité du passé dont le témoignage ne peut plus rendre compte.