Le monde entier sortait d'une réplique de Béchir, d'une décision de Romain, d'un regard de Marina, d'un olivier de Ravello. Il n'y avait rien dans l'espace, il n'y avait rien dans le temps et dans ses profondeurs qui ne renvoyât à autre chose. Rien n'était suspendu. Rien n'était arrêté. Tout roulait, tout se mêlait. Le yin et le yang, le plein et le vide, les ordures et les étoiles. Pour trouver quelque chose de plus solide que le reste, nous nous précipitions aux origines: de la pensée, de la vie, de la matière, de l'énergie. Il y avait la naissance pour chacun d'entre nous, le surgissement de la conscience pour ceux que nous appelons les hommes, le big-bang pour l'Univers. Tout était pris dans le cycle, tout supposait toujours autre chose. La grande roue tournait sans fin. Le train de l'Histoire, de la vie et de tout le reste encore plus loin ne s'arrêtait jamais. On pouvait le prendre n'importe où. On pouvait sauter dedans avec Mahomet, avec le Christ, avec le Bouddha, avec les présocratiques, avec Abraham, ou les débuts de l'agriculture, ou l'invention du feu, avec cette vieille bique de Lucy, avec l'apparition dans le firmament du Soleil et de la Terre. Je n'avais pas de telles ambitions. Je grimpais à la gare, quarante secondes d'arrêt, buffet, correspondances en tout genre, du Caruso Belvedere.J'ouvrais les volets. Le soleil entrait dans la chambre 17 qui était simple et inoubliable. Quelques jours plus tôt, l'hivers à bout de forces traînait encore ses guêtres dans les rues de Paris. Les citronniers éclataient dans la vallée du Dragon. Les oliviers levaient les bras vers le ciel en témoignage d'allégresse. On voyait la mer au loin, derrière les vignes et les cyprès.Je regardais le monde. Il était beau. Je me retournais pour appeler Marina. Elle dormait encore dans le lit. Sa tête, sous les cheveux châtain très clair, presque blonds, reposait sur son bras replié. Le drap la couvrait à demi et la dénudait en même temps. Les lignes de son corps étaient si pures et si rondes qu'elles donnaient une idée de la perfection ici-bas. Je m'arrêtais, saisi. Je regagnais la fenêtre. On entendait un chant d'oiseau. Le cri d'un enfant. Plus rien. Le bleu du ciel dévorait tout. La vallée scintillait, immobile, silencieuse, écrasée de soleil. Les plans successifs menaient jusqu'à la mer des sirènes d'Ulysse. C'était un spectacle à couper le souffle. J'allais m'étendre sur le lit où dormait Marina.Elle s'éveilla. Je la pris dans mes bras. Je sentais son souffle sur mes lèvres. Son souffle, ses mains, ses jambes si fines et si longues. Il n'y avait plus rien d'autre. Le monde se confondait avec elle. Sa bouche, son ventre, ses seins qui étaient très ronds. Ce qu'il y a de plus profond chez l'homme, c'est la peau. Nous nous attardions sur le plus profond. Nous échangions nos dons. Elle me rendait ce que je lui offrais. À l'extrême limite de la souffrance, juste avant, le bonheur me submergea.Nous restâmes longtemps allongés sur le lit. Nous ne disions rien. Nos mains se touchaient. Elle avait sa tête sur ma poitrine. Je l'écoutais respirer. Ce n'était pas le moment de faire le malin, d'inventer des choses inutiles et brillantes. Je lui disais:? Je suis bien.Elle me disait:? Moi aussi.Je me levais. J'allais à la fenêtre. Je l'appelais:? Viens! Le soleil est là.Elle venait. Je la serrais contre moi. Nous regardions les vignes, les oliviers, les citronniers, les cyprès. Et au loin, qu'y avait-il? La mer.Nous rentrions dans la chambre. Je la jetais sur le lit. Nous nous embrassions en riant. Elle voulait se lever. Je la retenais. Elle cédait. Je posais mes mains sur ses épaules. Je lui disais: ? Tu es belle.Elle me caressait la joue. Peut-être un peu trop vite. Je lui disais:? Ne me quitte pas.Elle riait. Alors, je lui pris les poignets qu'elle avait minces et doux et je lui dis: ? Je t'aime.Elle me regarda assez longuement, sans sourire, comme si elle voyait autre chose à travers moi.? J'aime Romain, me dit-elle.